Voyages d\\\'Ici et d\\\'Ailleurs

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Les Armonium

                                      Les Armonium

 

 

 

 Ici est un pays où le langage s'estompe. Parce que le paysage est celui des rochers immergés. Parce que c'est le bout du monde, tout simplement.

Et sans en parler entre eux, les gens du Finistère pensaient à juste titre que Pier était le Prince de Logonna et que moi, j'étais sa voisine de l'autre côté d'un peu de mer.

 

 

 

Par chez nous, tous les matins se ressemblent. Au lieu de traverser les champs, j'attends que la mer libère le passage qui sépare ma maison de la sienne. Nous sommes voisins depuis si longtemps…

 

Dès les premiers pas solaires, je me réveille au son de ses agitations. Il ouvre des volets qu'il n'y a pas chez moi. Il allume son vieux poste de radio qu'il aurait mieux fait de troquer contre du silence. De mon morceau de pain sec je n'ai que l'arrière-goût des fumées d'une cheminée qu'il s'entête à rendre utile. C'est mon voisin…

 

Un Prince qui vit entouré d'arbres vieillissants et dont une partie du monde glisse calmement dans l'eau par un bateau amarré contre un escalier amphibie. Et comme tous les matins, à l'heure où des becs avides picorent le sable mouillé, je traverse cette rue mouvante pour embrasser mon jeune ami. C'est un rituel.

 

Cela fait cinquante-huit ans qu'il émerveille nos jours ensoleillés et que j'inaugure nos nuits en commandant au ciel ses plus beaux crépuscules. Sait-il seulement que c'est bien moi qui appelle la nuit ?

 

Contre un baiser, il m'offre un café dans une tasse que j'affectionne tant pour sa laideur que pour les saveurs qu'elle ne restitue pas. Puis, je retourne derrière les quelques fleurs qui agrémentent le bord de ma fenêtre et attends mes premiers pèlerins en quête de sens.

 

Que fait-il pendant que j'œuvre sur l'avenir de mes visiteurs ? J'entends bien sa coquille de noix partir à la pêche et le clapotis du retour contre le quai.

Sa maison esseulée converse certainement avec son reflet aquatique quand ses occupations mystérieuses lui prennent l'après-midi entier.

 

Lorsque nos labeurs respectifs touchent à leur fin et que la marée me permet à nouveau d'accompagner quelques Icare affamés, je retrouve un Prince enchanté.

Enchanté de partager le fruit de sa pêche avec celui de mes égarés. Enchanté que sa solitude à la mienne mêlée donne du goût à nos corps onctueux.

 

La magie des lieux imposait que le Prince s'endorme repu entre les seins oniriques que forment quelques draps agités pendant que je regagnais une chambre monacale.

 

Au matin, tout reprenait comme la veille : le réveil initié par le Prince, le pain aux arômes de suie, le café fêlé, les visiteurs, la pêche, l'éclipse solaire extatique et chacun chez soi.

 

Le jour de nos soixante ans sonnait déjà aux portes de nos vies et rien ne changeait. Toujours les mêmes oiseaux, les mêmes heures, les mêmes parfums.

Cent ans et rien ne bouge. Son corps reste fidèle au mien et le temps ne compte plus. Les passagers du vent m'interrogent sur leur inexacte boussole et le Prince s'enfonce dans la forêt pour le reste du jour.

 

Personne ne lui demande de conter ses escapades. Personne ne l'accompagne. C'est défendu.

 En hiver, pour qu'il ne prenne pas froid, je convoque la nuit avec un peu d'avance et il rentre avec l'obéissance égale à celle qui le fait partir pêcher et s'étendre à mes côtés.

 

Nous avons passé plus de cent soixante-quinze ans ensemble et la nuit tombe à nouveau. Après le repas du pain, de la pêche et de nos étourdissements, une curiosité jaillit d'entre mes lèvres : «  

 

-         Prince, d'aussi longtemps que je me souvienne, tu me réveilles chaque matin avant de voguer au gré des brises. Mais, lorsque le soleil est au zénith, les arbres t'appellent. Que fais-tu dans cette forêt où l'on ne saurait te suivre ?  Quel est cet ouvrage que je ne devine pas ?

 

-         Ma Mignonne, d'aussi longtemps que je te connais, tu guides les hommes sans même avoir besoin de les connaître. Lorsque la nuit s'installe, nous l'accueillons ensemble puis, je m'endors tout contre toi. Comment fais-tu ? Quel est cet art que je ne caresse pas ?

 

-         Oui, Prince. Quand j'ai orienté quelques âmes en perdition et que le monde a avancé, j'invite alors la nuit à se parer de ses lumières les plus étincelantes. Je suis une Armonium. Je suis la nuit.

 

-         Ma Mignonne. Quand la nourriture suffit à mon filet et que tes âmes en perdition ont retrouvé le fil de leur destinée, je pars dans la forêt. Là, au milieu des arbres les plus forts, j'invite le soleil à s'attarder encore sur quelques feuilles des hautes cimes pour que chacun puisse avancer. Je suis un Armonium. Je suis le jour.

 

-         Ainsi, mon Prince, nous sommes le jour et la nuit. Nous ne sommes qu'un.

 

-         Oui, ma Mignonne, nous sommes l'éternité. »

 

 

 

Le Prince et sa voisine, depuis cette nuit en dehors du monde, ne se sont plus jamais réveillés. Jour et Nuit sont liés jusqu'à la fin des temps.

 

 

 

 

 

 

                                                                            Adi

 

 

                                                                                                                      03.03.2008



09/04/2008
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