Voyages d\\\'Ici et d\\\'Ailleurs

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Bocage ( partie III )

Bocage

 

 

 

 Mon grand frère est devenu étrange. Il est atteint de puberté. Alors, il ne joue plus avec nous et préfère regarder la télé ou discuter tranquillement avec ses copains et quelques filles.

 

    _ Bocage, est-ce que tu as une femme ?

   _ Non.

   _ Tu n’as pas d’amoureuse ?

  _Non. Et toi, tu as un amoureux ?

  _Oui, il s’appelle Jean- Hugues. Il est dans ma classe. Il me suit

     partout et il me tient la porte quand je vais aux toilettes.

 _ Tu es amoureuse de lui ?

 _ Non, je préfère Olivier. Mais Olivier est amoureux d’Isabelle. Et tu

    as des enfants ?

 

    Je ne me souviens pas de la réponse de Bocage. Mais j’aimais parler avec lui quand même. Je préférais être avec lui qui ne savait ni lire, ni écrire plutôt que d’entendre les autres grandes personnes.

 

   De temps en temps, nous allions respirer l’air frais des cirques. Ma peur était immense ! Pour conjurer une chute éventuelle dans le ravin, je me disais en approchant de la montagne que c’était le dernier jour de ma vie. Quand papa décidait que l’heure était venue de redescendre, je devançais la voiture en courant. Notre 504 roulait doucement, je courai à côté. Mes frères patientaient et maman m’encourageait dans mon endurance. La fuite de la montagne m’a appris à aimer la course. J’étais bonne en sport. Le judo était un grand moment de plaisir à se rouler sur le tatami avec les copains et les copines. La natation exigeait en revanche beaucoup de technique et de discipline pour assurer la victoire aux compétitions. Les entraîneurs faisaient preuve de fermeté.

 Le soir, Christian ( pour cause de puberté je suppose)  avait le droit de regarder un peu la télévision. Mon petit frère Jean et moi devions nous coucher tout de suite après manger. En passant dans la salle pour rejoindre ma chambre, je vis quelques images horribles d’un film américain intitulé « Les dents de la mer ». Le lendemain, mon entraîneur  Jaky était surpris de mes performances en crawl. Il n’avait de cesse de me féliciter et je fus donc sélectionnée pour un championnat qui révéla mes talents de nageuse rapide. Jaky était loin de se douter  q’un requin me poursuivait dans la piscine pour me mettre en charpie. L’imagination donne des forces incommensurables aux enfants. Les adultes perdent souvent cette notion.

 

    _ Bocage ! Regarde, j’ai gagné une médaille en natation !

   _C’est très bien. Tu es fière ?

   _ Oui.

   _ Alors, tu vas devenir une grande nageuse ?

   _ Je ne sais pas.

  _Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grande ?

 _ Je voudrais être missionnaire et aller vivre avec les Indiens 

   d’Amazonie. Je voudrais qu’ils m’apprennent des choses ; la nature, la

   forêt, les animaux…

_ Alors, tu ne te marieras pas ?

_ Si ! Avec un Noir.

 

   Le mariage avec un Noir me semblait une évidence. J’avais appris à l’école que le peuple africain mourait de faim et de soif. Un mariage était l’occasion d’un sauvetage. Quand Jean et moi prenions notre bain, nous imaginions que l’eau dans laquelle nous faisions trempette était une oasis salvatrice.  Le rebord de la baignoire faisait office de comptoir sur lequel nous disposions, au choix de nos africains imaginaires, des gobelets remplis de jus d’ananas, de glaces à la fraise et autres  verres de limonade. En un temps record nous avions à la fois sauvé l’Afrique et inondé la salle de bain. Maman savait pertinemment que nous étions en grande mission  humanitaire et ne nous grondait pas.

 

Nous étions des enfants relativement sages. Quelque fois un vent d’Armistice soufflait entre la bande d’Hervé et la mienne. Nous occupions alors notre temps à repeindre à la gouache  les petites voitures métalliques de mes frères. Pour cela, nous nous asseyions à même le sol sur la terrasse. Le chat Berlioz assistait parfois à nos séances art-déco quand il n’était pas occupé à observer les oiseaux picorer le raisin de notre vigne. Bocage avait redonné vie à cette vieille vigne sur la varangue et il n’était pas rare que quelques piafs complètement souls aillent percuter leur bec contre les carreaux propres de la maison.

 

 _ Les enfants, à table ! 

    C’est maman qui nous appelle. Il est midi. Papa est déjà installé, nous prenons nos places respectives mais il manque quelqu’un.

  _Où est Bocage ? Demande papa

  _ Je ne sais s’il a entendu que nous allons manger, répond maman

 _ Adi, va chercher Bocage.

 

   Je sors de table. C’est la première fois que Bocage reste travailler chez nous jusqu’à l’heure du repas. Je suis heureuse.

 

  _ Bocage, on t’attend pour manger. Tu viens ?

 _ Non, je reste là et j’attends mon riz.

    Bocage était assis sur la terrasse en plein cagnard. Il refusait de venir avec moi.

  _Papa, Bocage veut rester dehors et il m’a dit qu’il attendait du riz.

  _ Non, il viendra manger avec nous ! Dit papa fermement.

  

 Papa sortit de table à son tour et revînt peu après avec Bocage devenu tout timide. Il baissait la tête. Papa l’avait installé entre lui et moi. Bocage avait honte.

 

   _ Maître, je n’ai pas le droit de manger ici. Ma place est dehors.

  _ Bocage, je ne suis pas ton Maître, il faut m’appeler Jo. Ta place est

     ici. Il n’est pas question que tu restes dehors. Tu manges avec nous et

     puis c’est tout.

 

  Bocage se mit à pleurer tout doucement. Il avait laissé sa gamelle en fer sous le soleil. Cette gamelle représentait ses ancêtres et des décennies d’esclavage. Nous étions émus de le voir dans cet état. Il avait le sentiment de trahir les siens. Bocage ne possédait pas grand chose. Il dormait dans une case en taule et pour couper la faim il buvait du rhum charrette et mâchait des feuilles de Zamal. 

Pour la première fois de sa vie, un Zoreille l’invitait à manger un repas complet dans des conditions tout à fait justes.

 

 _On mange et après on fumera un cigare avec notre café ! Déclare   papa en riant.

_ Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être un roi. Balbutie Bocage, dans un trémolo.

 

   Deux ans plus  tard, nous devions retourner en Bretagne. Bocage était triste ; il voulait venir avec nous. Mes parents lui expliquèrent que chez nous il faisait très froid et que le soleil lui manquerait tellement qu’il en tomberait malade. Maman eut l’idée de lui offrir un cadeau d’adieu. Afin qu’il ne soit pas suspecté d’avoir volé de si jolis gagne-pain, elle écrivit son nom et son prénom sur les manches de chacun des outils de jardin qui luisaient à présent dans ses mains d’homme affranchi. Il s’appelait Elisée Bocage.

 

 

                                             Adi

 

 

 Le 08 septembre 2008


09/09/2008
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