Voyages d\\\'Ici et d\\\'Ailleurs

Voyages d\\\'Ici et d\\\'Ailleurs

Le petit frère et les Sages

Le petit frère et les Sages

 

 

 

Nous sommes tous en file indienne au bord de la rivière qui encercle à demi notre cité et se faufile dans la forêt. Le jour encore pâle nous impose un silence semblable à celui des cathédrales que nos ancêtres bâtirent jadis. Ces monuments gigantesques construits pour le souvenir d'un homme simple.

Seul le chant de l'eau anime l'impressionnant décor.

 

 Nous attendons tous, mais nous ne pourrions pas vous dire depuis combien de jours, de semaines ou de mois. Certes, les astres  nous dominent tout comme ils ont bercé vos nuits et donné l'ombre à vos arbres fruitiers. Mais aujourd'hui nous ne comptons plus puisque nous sommes sages.

 Oui, nous sommes tous ici élevés au rang de Sage. Nous avons quitté pour cela nos conditions d'avant. Celles-là mêmes que vous subissez encore aujourd'hui, vous le petit frère du pays d'en bas.

 

Puisque nous sommes sages, nous ne devrions pas être dans l'attente. N'est-ce pas la réflexion qui taraude  votre esprit ?

Très bien. Puisque vous insistez pour connaître les raisons de notre patience, inscrivez-vous dans notre file. N'ayez pas peur, il y a de la place pour tout le monde ! Mettez –vous derrière moi ou devant, peu importe. Allez au devant du premier d'entre nous si vous n'êtes pas encore délié de votre temps. Aucun Sage n'en sera contrarié. Pourquoi voulez-vous aller plus vite ? Etes-vous si pressé de savoir ? Je vous reconnais bien là, petit frère.

 

 Après tout, pourquoi ne pas vous accompagner dans votre curiosité ? Avançons jusqu'à l'origine de la file. Mais sachez qu'une fois à la source , vous serez seul.

 

Nous y sommes. Vous aurez remarqué que les Sages traversent les âges. Des fillettes de sept ans environ avancent leurs petites jambes parmi quelques hommes de vingt ou soixante ans et d'autres femmes centenaires. L'âge non plus ne compte pas chez nous. Votre regard vous trompe encore.

 

Non, vous ne rêvez pas. Nous sommes bien à la source de la rivière. Voyez comme elle scintille. Regardez cet homme qui s'en approche. Tout comme celui qui l'a précédé il est seul face à l'eau jaillissante. L'eau glisse sur lui sans mouiller ses vêtements. C'est bon signe. Cela prouve qu'il est prêt. Voilà, il s'en est allé de l'autre côté.

 

  Alors, Auguste, souhaitez-vous approcher de la source ? Avancez tranquillement. Ne soyez pas inquiet. Le danger n'existe pas. Que voyez-vous ?

 

 

Auguste courba son dos à la source.

 

 Il y vit tout d'abord son visage et s'étonna de sa fraîcheur malgré les quatre-vingt neuf années qui venaient de s'écouler. Il s'aperçut également de la lumière éblouissante pareille à celle de la source que son corps impalpable dégageait. Il revit sa naissance dans une maison coloniale d'une Inde conquise par quelques aventuriers peu scrupuleux. Il retrouva la douceur et la prestance de sa mère qui l'expédia rapidement étudier en Angleterre. Il reconnut son père qu'il perdit lors d'une chasse à courre dans le comté de Somerset. Auguste s'entend à présent jouer du piano lors d'un concert à Berlin. Il y  retrouve le visage de sa femme Célestine à qui il fera deux enfants. Le parfum de leur roseraie embaume encore la maison du Midi de la France, à Grasse. Auguste y est un nez admirable et fait fortune en alliant le nectar des fleurs d'Europe à celui des fleurs de l'Inde. Céleste  sera sa plus belle fragrance. Célestine le quitte pourtant au profit d'un grand couturier parisien et Auguste ne s'en remet pas. Après avoir  embelli les femmes et rendu plus amoureux encore les amants du monde Auguste veut mourir. Vieil homme fatigué mais dont le corps résiste malgré lui, Auguste met fin à ses jours en quelques verres de Céleste.  Auguste n'en retire aucune fierté mais il a contribué à l'amour et aux subtilités du plaisir. C'est pourquoi l'eau glisse sur ses vêtements blanchis. Auguste est happé par la source et réapparaît dans une lumière éblouissante.

 

 

   _ C'est un garçon !  S'exclame le médecin du village.

 

    Le père essuie son front trempé de sueur. Il revient juste du champ. Soulagé pour sa femme et heureux d'avoir un autre fils pour la relève de la ferme, le père Le Roux s'offre un verre de cidre tiède. La mère récupère son souffle et tremble encore de tout son être. Elle reprendra la cueillette des échalotes demain. Quant au petit breton,  il ne pleure pas. Il se souvient de l'eau, de l'amour et d'une grande sérénité. Mais le médecin décide quand même de lui administrer une bonne fessée pour s'assurer que ce futur homme aura de la voix. Sous l'effet de cette correction médicinale, l'enfant oublie la lumière, l'amour et la sérénité.

 Ses parents ont décidé de l'appeler Pierre. 

 

 

 

 

                                                       Adi

 

 

Le 03 septembre 2008.

 

 

 



03/09/2008
2 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 2 autres membres