Un oiseau entre les mains
Un oiseau entre les mains
En fin de matinée, un homme est venu s’asseoir à mes côtés. Nous étions l’un et l’autre face à la mer, installés simplement en fin de parcours d’un ponton un peu marron, légèrement gris et flottant au-dessus du clapotis. Tandis que l’air s’engouffrait entre les coques de plaisanciers épars, le bercement des mâts rendait un tintamarre apaisant à cette atmosphère de printemps. Mon voisin inconnu me confia alors son impression du moment quant à la beauté du paysage et je lui répondis sur le merveilleux de l’instant. Il portait une casquette de marin au-dessus d’un front mille fois baptisé par les tempêtes de mer. Le soleil ne parvenait désormais plus dans les plis de son visage halé. Ses doigts noueux comme les cordages des navires n’avaient de cesse de tordre entre eux un papier de bonbon noir et or. Certainement un caramel fourré au chocolat dont le goût avait quitté sa bouche depuis longtemps. Mais il fallait bien occuper ses mains…
_ Les oiseaux sont chanceux, me dit-il d’un air rêveur et triste.
_ Parce qu’ils peuvent voler ?
_ Oui. Ils sont libres d’aller où ils veulent et à n’importe quel moment, m’assure -t’il en suivant une mouette dans les airs. Et moi, avec mes vieux os c’est à peine si je peux encore sortir du lit sans éprouver de peine.
_ Alors, vous vous sentez enfermé ?
_ Oui ! Pas vous ? Vous êtes bien plus jeune que moi mais vous ne pouvez pas vous envoler, vous n’avancez qu’en mettant un pied devant l’autre et quand vous serez une vieille personne vous aurez peut-être besoin d’une canne pour tenir debout.
_ Vous souhaiteriez être un oiseau alors ?
_ J’aimerais me sentir aussi libre que les mouettes qui s’amusent devant nous. Regardez. Elles passent d’un rocher à un bateau sans se poser de question. Elles font des pirouettes dans le ciel, piquent du bec vers l’eau et se redressent au dernier moment.
_ Moi aussi, je sais faire tout cela.
_ Ah oui ! Et comment ? Vous n’êtes qu’une personne enfermée dans un corps. Tout comme moi et les autres, vous ne pouvez pas voler car vous n’êtes pas un oiseau.
_ Je n’ai pas besoin d’être une mouette pour voler.
_ Vous me faites bien rire, vous savez. Mais comme vous semblez sincère, je suis tenté de vous croire. Expliquez-moi quel appareil peut vous faire voler comme un oiseau. Un petit avion ? Un hélicoptère ? Vous voulez me dire que vous êtes pilote ?
_ Non, je ne suis pas pilote mais je sais voler, parcourir des kilomètres sous l’eau et aller dans l’espace. Il m’arrive aussi de visiter des musées à l’autre bout du monde ou encore de me promener à dos de chameau.
_ Il y a un fauteuil roulant derrière vous. Vous aussi, vous êtes handicapée?
_Non.
_ Si vous m’aviez dit qu’il était à vous, j’aurais compris que vous faites toutes ces choses dans vos rêves. Vous exercez donc un métier particulier qui vous donne l’occasion de vivre toutes ces choses intenses. Dites-moi…
_ Je suis à côté de vous en ce moment précis. Vos mains viennent de laisser s’échapper un papier de bonbon parce que vous vous êtes assoupi. D’ailleurs, où sommes-nous exactement, s’il vous plaît ?
_ Ici, nous sommes à Limerick et dans quelques jours je partirai à Galway. Et vous, d’où venez-vous ?
_ Je viens du vent et je retourne vers lui.
En une fraction de seconde, j’avais quitté le ponton. Je voyais la ville de Limerick et son vieux château de très haut et les cloches se mirent à sonner tout autour de moi. Voilà, je suis revenue. Mon corps se remet calmement en éveil. Les cent-huit perles de bois de santal ont glissé entre mes doigts pendant des heures. Le beurre de yak, le tsampa et l’encens emplissent à nouveau ma poitrine. La méditation est terminée.
Adi
Le 01.102008
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