Voyages d\\\'Ici et d\\\'Ailleurs

                         Les Bienveillants

D’un morceau de bois jaillit une flamme entourée de quelques étincelles. Il n’en fallut pas plus à ce feu de cheminée pour que les yeux du vieil homme ne retrouvent tout leur éclat. Le Prince revint alors de ses rêveries et jeta un regard perçant vers le bras de mer de Logonna. La fenêtre donnait à voir un spectacle de lumières tantôt éblouissantes tantôt faiblissant sous l’empire des astres. Une nuit supplémentaire commençait donc à s’introduire dans les confins du Finistère quand Pier se sentit inspiré de consulter Le livre des Bienveillants.

Aux côtés du Prince, presque centenaire désormais, trônait un coffre plus âgé que lui encore. Il était orné de clous d’or et ne renfermait, parmi quelques bibelots inutiles, qu’un seul trésor. Pier en souleva  délicatement le couvercle et plongea son bras jusqu’à demi pour extraire le précieux ouvrage.

Sur les premières pages d’un interminable chapitre premier étaient inscrites les lignes de vie de Dame Eloïse, Princesse de Logonna par son père et Protectrice des Elfes par sa mère, Dame Lili, elle –même Grande Protectrice de ladite communauté féerique. La fille du Prince Pier de Logonna reçut une instruction aussi enrichissante pour son esprit que son cœur fut empli d’amour auprès de ses parents. Vint le jour où Dame Eloïse, avec la bénédiction de son père, fut émancipée en recevant à la fois une dernière incantation à retenir et la promesse d’un amour éternel en épousant Erwan, gentilhomme d’un village Léonard.

De leur union naquirent deux petits êtres. Le premier répondait au doux prénom de Youn. Iwann, d’une seule année son cadet, était leur dernier né. Ce nombre suffisait pour le moment au bonheur de la famille qui voyait déjà à travers leurs petits joyaux la promesse d’une  magie sans fin et bienfaitrice au pays des hommes, des elfes et des Invisibles.

Au deuxième chapitre, quelques pages commençaient à noircir au fil des prouesses de Prince Youn et Prince Iwann . Dans leur maisonnée, chaque jour était ainsi organisé : Avant les premières lueurs du matin Dame Eloïse oeuvrait en cuisine à l’aide de son livre de recettes magiques. Elle préparait la poudre de chocolat mélangée à quelques poussières d’étoiles soigneusement choisies , que l’on confondrait quand même à du sucre, et remuait le tout dans du lait bien chaud. Cette potion était réservée aux petits gaillards qui descendraient un peu plus tard accompagnés chacun de leur animal-esprit.

Le loup posait habituellement son museau sur le genou gauche de Youn en attendant sagement que celui-ci soit suffisamment repu pour entamer sa matinée d’apprentissage. Quant au renard, il ne cessait de remuer sous les pieds d’Iwann tant l’impatience de gambader dans la forêt lui chatouillait les moustaches et le dessous des pattes.

 Youn passait donc les premières heures du jour à assimiler la lecture des grimoires célestes ainsi que l’écriture des formules magiques de base et le calcul des cycles solaire et lunaire. Il lui arrivait parfois de s’évader dans des rêves extraordinaires peuplés d’arbres mélancoliques qu’il consolait en leur caressant  l’écorce. Il se voyait aussi sur le dos d’un poisson rouge géant qui le conduirait jusqu’à Logonna. Mais le loup ne tardait pas à se manifester pour que le jeune Prince revienne à la réalité de ses devoirs. Les rêveries buissonnières étaient de courte durée. Mais,  Youn, malgré ses airs distraits, mémorisait parfaitement chacun de ses enseignements.

Au pied d’un châtaigner, Iwann et son renard commençaient eux aussi leur journée par les enseignements que tout bon Prince de trois ans doit recevoir. Cela débutait par l’écoute du vent et de ce qu’il porte comme messages à travers la forêt. Puis la reconnaissance des premières fleurs du printemps et le parfum qu’elles partagent avec les buissons et arbrisseaux .  Prince Iwann devait aussi connaître le nom des animaux  petits et grands, volants, rampants ou galopants à travers champs. Iwann, rapide comme un renard, répétait tout sans erreur aucune. Rêveur comme son grand frère, le Prince cadet s’inventait quelques récréations en grimpant dans les arbres et en chantant avec les oiseaux mais le renard arrivait toujours à le raisonner pour que la matinée reste, dans l’ensemble,  instructive.

L’heure de midi arrivait  à point nommé puisque Dame Eloïse revenait du village le plus proche avec un panier en osier rempli de bons produits fermiers. Les Princes étaient servis les premiers tant leur ventre criait famine. Des champignons multicolores, des carottes miniatures cultivées par quelques gnomes de Cornouaille et des pommes de terre aux algues faisaient partie des aliments fréquemment cuisinés par leur maman.  Puis c’était au tour du loup et du renard de déguster les œufs de poule agrémentés de quelques morceaux de pain dur.   

La sieste terminée, les deux frères entamaient l’après-midi par des jeux de course avec le renard et le loup puis des parties de cache-cache avec les elfes du vaste domaine de Logonna. Comme ils possédaient la connaissance de la lumière et la mémoire de leurs traces, jamais les Princes ne se perdaient dans la forêt. Puis, les jeux terminés, Youn enseignait à son tour à Iwann ce que lui-même avait appris au matin dans les grimoires. Ainsi, Prince Youn initiait son petit frère aux règles de bienveillance à l’égard de toute forme de vie ; les hommes, les elfes et les Invisibles. L’initiation touchait à sa fin lorsque le loup et le renard réapparaissaient de  promenades dont  eux seuls avaient le secret  pour escorter les jeunes Princes jusqu’à leur foyer.  

A la maison, les petits Princes honoraient leurs parents en leur livrant  la somme de leurs connaissances et la sagesse qu’ils en retiraient. Sieur Erwan et Dame Eloïse appréciaient quotidiennement le génie de leurs enfants et ne les privaient pas de tendres étreintes.

Avant d’aller se baigner, de passer à table et de se coucher,  Prince Youn chuchotait toujours à l’oreille de son loup ce qu’il souhaitait apprendre le lendemain. Prince Iwann murmurait lui aussi à son renard les découvertes qu’il voulait faire dans les heures matinales du jour suivant.  Une fois couchés, Dame Eloïse accompagnait ses enfants dans le sommeil par la lecture de contes plus extraordinaires les uns que les autres.

Pendant ce temps, à Logonna, Prince Pier ouvrait la porte de sa maison au loup et au renard. Chacun leur tour, ils racontaient ce qu’avaient accompli les Princes Youn et Iwann . Pier écoutait attentivement et consignait dans Le livre des Bienveillants les succès de ses petits-enfants. Enfin, le loup chuchotait au vieux Prince ce que Youn souhaitait apprendre le lendemain et le renard murmurait les découvertes que le petit Iwann voulait faire dans les premières heures du jour suivant.

Alors, Prince Pier fermait les yeux et , tout en pensant aux vœux de ses chérubins, caressait de son index la page du Livre réservée au futur proche. Rien ne s’y inscrivait de cette façon . La magie était ailleurs.

Le lendemain, le Prince Pier de Logonna se rendait en forêt pour inviter le soleil à étirer ses premiers rayons de lumière et ainsi réveiller doucement les enfants. Dans sa maisonnée, Dame Eloïse consultait déjà son livre de recettes magiques où pendant la nuit, les vœux de ses fils ainsi que les poussières d’étoiles prescrites pour les exaucer étaient inscrits de la main de son Père. 

 Ainsi, malgré les forêts, les rivières et les collines qui séparaient Pier de ses petits-fils, aucune journée ne s’écoulait le long de Logonna sans que le parcours des deux petits Princes, Youn et Iwann, ne soit précieusement inscrit dans le livre que tenait entre ses mains l’homme serein. 

                                                                                                              Adi

                                                                                                     Le 22 décembre 2008